Dans la même tenue que l’avant-veille, pour me protéger du soleil, je quitte Vila par l’est. Il n’est pas encore neuf heures quand je passe devant le lycée, je suis dans les mêmes temps que lundi pour la marche de vingt-cinq kilomètres.
Mais aujourd’hui, mes projets sont moins précis. Je voudrais voir la côte est, que je ne connais pas encore. Cela suppose de faire au moins une partie du trajet en voiture.
J’ai de la chance, je trouve très vite un aluguer. C’est un vieux minibus. A l’avant, le chauffeur et sa compagne. Je m’assieds derrière, et une vieille dame monte à bord avec moi. Le chauffeur m’annonce qu’après l’oasis de Figueira da Horta, il ira vers le nord. C’est parfait pour moi, car la seule route possible là-bas est celle qui longe la côte est.
Nous passons par là où j’ai fait la course avec un écolier qui ne voulait pas se laisser doubler. Cette fois, avant d’arriver à Figueira da Horta, le chauffeur prend la bifurcation que j’avais délaissée, et qui conduit au village de Barreiro. Comme cette île me plaît, et que je voudrais en connaître chaque recoin, je suis content de l’aubaine.
La route est sur une crête, très vite on revoit la mer, et un voilier qui passe au loin. On traverse un plateau pierreux et dénué d’arbre. Il y a toujours de ces petits enclos en pierre pour les chèvres, mais sans l’acacia au milieu, ils prennent de faux airs de vestiges préhistoriques.
Barreiro se compose de deux hameaux proprets, sur les deux bords d’une ribeira parfaitement à sec. Les rues principales sont pavées, et s’y alignent de petites maisons basses aux façades multicolores.
Hier, j’ai envisagé de louer un aluguer pour moi seul, le chauffeur m’aurait conduit directement où je voulais. Dans ce taxi collectif, je dois me plier à des aléas qui m’échappent, mais l’imprévu et la découverte compensent les contretemps. Le chauffeur parcourt les deux hameaux au pas, comme s’il cherchait quelque chose, ou quelqu’un. A présent, quand on me demandera si je connais Barreiro, je répondrai « oui » sans hésiter !
De retour à la route principale, on tourne à droite. Nous sommes à Figueira da Horta en quelques minutes. La vieille dame descend et remercie le chauffeur qui ne lui réclame pas d’argent. Lui, me dit qu’il veut faire un crochet par Ribeira Dom Joâo. Va pour Ribeira Dom Joâo ! Mais d’abord, il y a un crochet dans le crochet, pour passer à Ribeira seca, un hameau que je ne connaissais pas. Encore une fois, nous ratissons les petites rues au pas. Enfin réveillé, je comprends que mon jeune chauffeur est à la chasse aux clients ! A Ribeira dom Joâo, la route s’achève, et nous n’avons toujours pas de client. Demi-tour !
Juste avant d’entrer à nouveau dans Figueira da Horta, nous prenons enfin la piste du nord. Il n’y a plus de pavés, on suit le fond d’une ribeira, la piste est à peine tracée. Le chauffeur hésite, il semble parfois perplexe. Enfin, on remonte sur le plateau, et toute végétation disparaît !
Dans ce secteur, entre les collines nommées Lomba da Vigia et Monte Branco, nous traversons un paysage d’une aridité absolue ! Cailloux et poussière rouge. Au flanc des collines, des strates plus dures, dégagées par l’érosion, font des saillies rectilignes. Le vent de l’océan n’arrive pas à nous, sans doute dévié par le relief. Rien n’indique plus que nous soyons dans une île, ce pourrait aussi bien être le cœur du Sahara. Nous ne croisons qu’un seul être humain, qui marche au loin. Quelques pierres blanchies à la peinture balisent la piste.
Cela ne dure que quelques kilomètres. A l’approche du village de Pilâo Câo, l’océan se fait à nouveau sentir, et l’on aperçoit un peu de vert au loin. Le premier arbre que nous croisons, d’une espèce que je ne connais pas, semble très vieux, torturé, le tronc percé d’une large ouverture, un siècle de vent l’a obligé à pousser presque couché. Victime du vent d’est !
Une pancarte annonce une zone d’irrigation par goutte-à-goutte. On voit les panneaux solaires qui alimentent une pompe et les parcelles de maraîchage sont sillonnées de petits tuyaux de plastique noir.
Pilâo Câo n’est pas au bord de l’eau. D’ici, on devine la côte rocheuse et sans plage, exposée aux vents dominants, ce n’est pas un lieu pour la baignade. Ici, il n’y aura pas de lotissement, ni d’hôtel. Pas de chinois, pas de téléphones portables, pas d’internet. Ici, le Cap-Vert de Marc Trillard et Jean-Yves Loude, continue à exister, oublié du monde, mais peut-être les gens partiront-ils là où il y aura du travail, comme maçon, ou plongeur de restaurant. Ou à l’étranger.
Dans le village, nous retrouvons les pavés, mais toujours pas de client. Un peu plus loin, au village d’Alcatraz, personne. Les affaires ne vont pas fort.
Nous poursuivons vers le nord, toujours sur le pavé. Je n’ai jamais été si proche du Monte Penoso, dont nous longeons le flanc est, moins escarpé que les autres. Je voulais demander au chauffeur de me déposer à proximité d’une chapelle isolée, à gauche de la route, peu après Alcatraz. C’est de là que je pensais tenter l’ascension. Mais, à mesure que nous en approchons, mon enthousiasme refroidit. Comment rentrer après ?
Le chauffeur estime qu’il passe par là deux ou trois véhicules par jour. Peut-être moins, car nous sommes samedi. Je ne peux pas lui demander de m’attendre plusieurs heures à côté de la chapelle. Je ne peux pas non plus lui demander de revenir me chercher ce soir, le rendez-vous serait trop incertain…
Quant à rentrer à pied, cela signifie au moins quinze kilomètres seul à la nuit tombante. J’aurais dû prendre mon sac à dos et mon duvet, pour pouvoir dormir à Alcatraz. C’est beaucoup de complications pour un sommet qui n’a pas l’attrait du Pico de Fogo. Je deviens de moins en moins vaillant…
Je décide de rester avec mon chauffeur et son amie, toujours en quête d’un passager. Au village suivant, Pedro Vaz, la maraude continue, rue par rue, sans succès. Nous avons deux possibilités : soit rejoindre Cascabulho directement par la piste principale, soit faire un crochet encore plus au nord par les hameaux de Praia Gonçalo et Santo Antonio.
Nous tentons d’abord la seconde option, mais nous déchantons vite. Peu après Pedro Vaz, il y a un passage très raide, en virage, sur terrain sablonneux. Après plusieurs tentatives, il devient certain que le minibus ne passera pas. Il faut retourner au village et partir vers l’ouest, à travers la brousse, sur une mauvaise piste, avec de longs passages de tôle ondulée. Je revois encore des paysages dignes du Burkina Faso, la Haute-Volta de mon enfance.
La piste est régulièrement coupée par des chantiers d’empierrage, que nous devons contourner par le bas-côté. Mais aujourd’hui, personne n’y travaille. Enfin, nous arrivons à Cascabulho, où je suis passé, il y a moins de quarante-huit heures.
Le chemin du retour est le même qu’avant-hier, par Morrinho et Calheta, mais cette fois j’ai tout le loisir d’apprécier la visite de Calheta à vitesse réduite. Contrairement aux autres plages de cette région, celle-ci semble protégée, peut-être par des récifs, les vagues y brisent beaucoup moins fort, et des barques y reposent tranquillement. C’est sans doute pour cela que le village est au bord de l’eau, alors que Morro et Morrinho sont plus en retrait.
Nous arrivons à Vila, la boucle est bouclée. Il n’y a plus guère de village dans cette île où je ne sois passé au moins une fois. Ces endroits perdus où il ne se passe rien m’attirent plus que les grandes métropoles. Je mourrai sans doute sans avoir vu Londres, ni Tokyo, ni New-York, ni les traders, les golden-boys, les top-models, les stars, les people, et les peintres ou chorégraphes en vogue, et ça ne me manquera pas. Mais je me souviendrai de Barreiro, Ribeira Dom Joâo, Pilâo Câo…
Le pauvre chauffeur n’a eu que moi comme client dans toute la matinée. Au moment de payer, il ne me donne pas de prix. A moi de voir. Je suis un peu embarrassé. Entre ses dents, son amie, qui me tourne le dos, lui enjoint de me demander « mil escudos ». C’est à peu près ce que j’envisageais, et c’est presque tout ce que j’ai en poche. Je lui tends les billets et nous nous séparons bons amis.
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