mercredi 9 décembre 2009

Le bagne de Tarrafal.



Avant de partir pour Tarrafal, j’ai quelques formalités et démarches à faire de bon matin. Pour confirmer mon vol de retour pour la France, on me balade des guichets de la TACV à ceux de la TAP qui se trouvent hors du Plateau, au sud, dans un quartier moderne. Je change l’argent qu’il me reste, je cours à la poste, et au CCF, pour voir si le programme de mars est enfin affiché : rien.

A dix heures je quitte l’hôtel et je trouve un taxi pour le marché de Sucupira, qui s’avère être bien plus proche que je ne l’avais cru. J’aurais pu y descendre à pied. Juste en contrebas du plateau, du côté nord, le marché de Sucupira et un des lieux les plus africains de la ville. Sous de grands arbres, qui me semblent être des caïlcédrats, sont installées des échoppes, ou de simples étals, quand la marchandise n’est pas à même le sol.

Pas encore descendu du taxi, je suis préempté par un chauffeur d’aluguer qui cherche à remplir son véhicule à destination de Tarrafal, via Assomada, la principale ville de l’intérieur de l’île. Etant le premier installé au fond d’un minibus de onze places, je crois que l’attente va encore être longue. J’ai tout le loisir d’observer l’animation du marché : femmes en pagnes portant sur la tête des bassines de tôle émaillée, ou de plastique coloré, pleines de fruits, hommes bardés de Rolex au kilo ou de fausses Ray-Ban, tous les personnages typiques du marché africain sont là. Sur une caisse en bois, un homme démonte un téléphone portable avec un tournevis : la haute technologie résistera-t-elle à sa débrouillardise ?

Des marchandes me proposent de petites bouteilles d’eau, ou des sachets d’arachides, à travers la fenêtre. Des chauffeurs se disputent des places de stationnement, mouvements de foule, cris, bagarre ? Un voleur s’est-il fait prendre ?

L’attente dure plus d’une heure, mais nous sommes garés à l’ombre. Petit à petit, des voyageurs s’installent, seuls ou en famille. Je suis le seul étranger à bord. Lorsque nous démarrons enfin, nous sommes quinze : douze adultes et trois enfants, plus les bagages.

Il faut un certain temps pour sortir de Praia. Comme toutes les capitales du tiers-monde, la ville n’en finit pas de s’étendre. On traverse d’abord les quartiers modernes : de longues avenues saturées, des nuées de deux-roues, des camions qui crachent une épaisse fumée noire… Les immeubles modernes déjà décrépis, les vitres poussiéreuses, les caniveaux encombrés de détritus, où stagnent des flaques d’eau noirâtre, les entrelacs de câbles électriques ou téléphoniques, les paraboles de télévision… C’est impressionnant de voir comment la « modernité » et le « développement » ont uniformisé et enlaidi les villes, partout dans le monde.

Le pire est à suivre. Nous traversons des quartiers de plus en plus pauvres, des bidonvilles, jonchés de vieux conteneurs de transport maritime, d’épaves de véhicules, de décharges sauvages, de monceaux de gravats…

La route est en réfection, on roule souvent à côté, soit sur des tronçons d’ancienne route, soit hors piste, à vitesse réduite. La radio déverse du funanà et du zouk.

Peu à peu, nous prenons de l’altitude, et je découvre les paysages des montagnes de l’intérieur de Sâotiago : aiguilles volcaniques, sommets escarpés, ravins vertigineux… C’est le pays des badius, comme on appelle les gens de l’intérieur de Sâotiago qui accrochent leurs petites maisons aux flancs de ces montagnes. Nous sommes au cœur de la saison sèche, et je ne trouve pas ici de végétation comparable au nord de Fogo. Les acacias de diverses variétés dominent, avec quelques agaves et eucalyptus, aux feuillages gris de poussière.

Nous traversons des villages en gagnant de l’altitude, les chantiers routiers sont dépassés, nous roulons vite sur les pavés, en frôlant des groupes d’écoliers en uniforme. L’un d’eux, un petit de moins de dix ans, traîne une patte folle… Je pense à mes enfants, qui ont eu la chance de naître dans le bon pays, au bon moment, tandis que lui, va peut-être traîner sa jambe toute sa vie dans ce coin perdu… A moins qu’il émigre et devienne un peintre en vogue à New York !

Assomada, à cinq cents mètres d’altitude, est loin d’être le village suisse que j’imaginais d’après sa réputation. Pourtant cette ville a inspiré des poètes et des chanteurs. Toujours des avenues en réfection, des chantiers, rien qui donne envie d’y séjourner, à moins que notre chauffeur soit délibérément passé par les quartiers les plus laids. Je crains de rater quelque chose. Il faudrait s’arrêter et faire une visite plus approfondie, pour en avoir le cœur net. Ce sera pour une autre fois, j’ai rendez-vous à Tarrafal, avec des fantômes.

La descente commence, avec quelques belles vues, sur fond d’horizon marin, qui rompent la monotonie du voyage. Nous arrivons à Châo Bom, dont j’avais entendu parler à la télévision, un soir à Mosteiros. C’est une bourgade très proche de Tarrafal, pas très belle. Les autres passagers se font déposer peu à peu, si bien qu’il n’y a presque plus personne à bord à l’arrivée à Tarrafal. Pour traverser l’île dans sa longueur, nous avons fait soixante-quinze kilomètres en deux heures.

Il y a trois villages du nom de Tarrafal au Cap-Vert. Le deuxième est sur la côte ouest de l’île de Sâo Nicolâo, le troisième, sur la côte ouest de Santo Antâo s’appelle exactement Tarrafal do Monte Trigo. Il y a deux ou trois ans, mon plus jeune frère, de passage à cet endroit sur un voilier, a failli s’y noyer.

Le bus me dépose devant un des meilleurs hôtels de la ville, et je continue à pied jusqu’à une pension plus modeste, à côté d’un club de plongée. Ici, il y a quelques touristes européens. Le temps de prendre une chambre, je descends au restaurant, l’endroit est agréable et sans prétention. Poisson, riz, patates, et légumes, c’est mon régime depuis trois semaines et j’aime ça !

Dans la grande salle à manger, nous sommes trois solitaires, chacun à sa table. Un de mes voisins, capverdien de vingt-cinq ou trente ans, s’adresse à moi en français. Il s’appelle Marc, il a grandi à Dakar, puis Abidjan. En Côte d’Ivoire, il gérait, ou travaillait dans, une entreprise de jardinage, ou paysagiste. Lors des troubles liés à la guerre civile, il a fait partie des nombreuses victimes de pillages. Originaire de Fogo, il a décidé de rentrer au Cap-Vert. Il me raconte qu’il a des cousins qui font de la pêche en apnée dans l’est ou le nord-est de Fogo, où la mer est très dure. L’un d’eux est mort noyé, il y a quelques mois.

Malgré ces difficultés passées, Marc est souriant et optimiste. Il trouve que le Cap-Vert est un pays qui lui offre beaucoup d’opportunités. Il ne veut pas retourner sur le continent, où il n’y a plus rien à faire, Sénégal et Côte d’Ivoire étant en plein déchéance. Son rêve est de créer un « club nautique » sur la baie de Praia, louer des jet-skis aux clients des hôtels de luxe. Je déteste ces engins, et je pense à ce que coûtera un jour le carburant… Je lui suggère de proposer des services d’avitaillement et de petit entretien aux voiliers de passage, mais y en a-t-il assez pour gagner sa vie ? En quittant la salle, Marc me laisse ses coordonnées à Praia.

Après son départ, c’est mon autre voisin, un européen, qui veut me parler, cette fois en portugais. C’est pourtant un grand nordique aux cheveux clairs, mais comme par un accord tacite, nous préférons laisser de côté notre anglais pour pratiquer le portugais, laborieusement. Nous échangeons des impressions et des informations sur le pays. Il a passé deux semaines à Praia avant de venir ici, et pense rester encore six semaines au Cap-Vert. Je lui conseille Fogo et Maio, mais il se dit incapable de faire des randonnées. Il n’a pas l’air beaucoup plus vieux que moi, mais il m’explique qu’il souffre d’arthrite. Il est en convalescence. Il est finlandais, et c’est pour la chaleur qu’il est venu ici. Je découvrirai bientôt qu’il a aussi des motivations un peu plus culturelles.

Après le repas, nous marchons dans la rue, et je lui fais part de mon intention de visiter l’ancien bagne portugais qui a terni la réputation de cette paisible petite ville, mais lui a valu une chanson de Bulimundo. Je ne sais pas exactement où chercher, mais il me dit que lui aussi veut y aller, et il connaît la direction : il faut reprendre la route de Châo Bom.

Sortis de Tarrafal, nous marchons au bord d’une route droite où voitures et camions nous frôlent à grande vitesse, il faut se serrer sur un bas-côté étroit. Nous continuons notre difficile conversation portugaise. Mon compagnon de voyage s’appelle Pekka Jurvelin. J’essaye de lui expliquer la situation des langues régionales et notamment de l’occitan en France, et en quoi consiste mon engagement associatif dans les écoles Calandretas . J’ai peur que mes propos ne soient pas très clairs, mais Pekka me répond qu’il comprend car il y a aussi des problèmes de langues minoritaires dans sa région, la Carélie, à l’est de la Finlande.

Nous parlons aussi de ce qui nous a conduits ici. Il me dit qu’il est écrivain, mais je n’ose pas avouer que, moi aussi, je prétends l’être. Nous découvrons que nous avons des lectures communes, comme l’angolais José « Luandino » Vieira, ou le portugais Antonio Lobo Antunes. Coïncidence extraordinaire, que nous nous trouvions, un finlandais et un français, le même jour en pèlerinage sur les lieux évoqués par ces auteurs ! La littérature sert peut-être à quelque chose…

Nous finissons par trouver, à droite, le chemin qui conduit au bagne, pas si loin de la route. J’aurais pu l’apercevoir lors de mon arrivée en aluguer…

De l’extérieur, on ne voit qu’un rempart crénelé en blocs de basalte, et deux tours qui encadrent un grand portail. Des tours aussi aux angles. Non loin de là, à l’extérieur de cette enceinte, un baraquement surélevé, en bois, qui a tout l’air d’un poste de garde.

Nous passons le grand portail, un gardien vient à notre rencontre. Il faut payer un droit d’entrée, puis il nous conduit dans une pièce voisine, dans l’épaisseur des fortifications, où trônent une télévision et un magnétoscope. Nous nous asseyons sur des chaises pliantes, mais après plusieurs tentatives, il faut se faire une raison : le magnétoscope ne marche pas. Un peu confus, notre guide nous accompagne pour la visite du camp. Il faut passer un pont qui franchit un profond fossé, juste derrière l’enceinte fortifiée. De là, on entre par un portail de fer rouillé dans la prison, qui est un vaste quadrilatère de sol rouge, cerné par le fossé et une clôture de barbelés. C’est là que s’élèvent quelques longs baraquements en dur, et de rares arbres.

Tarrafal était appelé « le camp de la mort lente », à l’époque où la dictature salazariste du Portugal y expédiait ses opposants, militants de gauche, indépendantistes des colonies africaines, objecteurs de conscience contre les guerres coloniales, de 1937 à 1974. Il a été fermé après la révolution des oeillets.

J’essaye de faire quelques croquis de détails, de la cuisine, du cachot, tandis que Pekka prend des photos. Un second gardien arrive, et à la fin de la visite, il arrive à nous mettre en marche la vidéo, et nous regardons un court documentaire historique sur le bagne.

A la tombée de la nuit, nous visitons rapidement le petit musée installé dans le baraquement surélevé que j’avais remarqué en arrivant. Malheureusement, il fait trop sombre pour bien en profiter. Il faudra revenir demain.

Le chemin du retour se fait dans le noir, par la même route, dangereuse pour les piétons. Pekka me parle de ses voyages en Afrique australe, notamment en Zambie, et me raconte que la principale cause de mortalité des européens en Afrique n’est pas la violence, ni la maladie, ni les serpents ou autres animaux, mais les accidents de la route.

Malgré cela, nous arrivons sains et saufs à Tarrafal, et nous allons boire ensemble à la terrasse d’un petit bar où nous sommes les seuls clients. Il m’explique qu’il écrit des livres sur ses voyages dans les régions sauvages de Finlande. Pour le premier, il a navigué sur la rivière Oulujoki, seul, à l’aviron. Je lui avoue à mon tour que j’écris, que j’attends le verdict des éditeurs, mais j’ai le plus grand mal à lui expliquer en portugais de quoi parle mon roman.

Je l’accompagne jusqu’au restaurant de l’hôtel où nous nous sommes rencontrés, mais je n’y reste pas, je ne vais pas manger ce soir. Je retourne faire un tour dans le centre de Tarrafal, en quête de musique, mais je vais bientôt me coucher, un peu déçu.