mercredi 9 décembre 2009

Le bagne de Tarrafal.



Avant de partir pour Tarrafal, j’ai quelques formalités et démarches à faire de bon matin. Pour confirmer mon vol de retour pour la France, on me balade des guichets de la TACV à ceux de la TAP qui se trouvent hors du Plateau, au sud, dans un quartier moderne. Je change l’argent qu’il me reste, je cours à la poste, et au CCF, pour voir si le programme de mars est enfin affiché : rien.

A dix heures je quitte l’hôtel et je trouve un taxi pour le marché de Sucupira, qui s’avère être bien plus proche que je ne l’avais cru. J’aurais pu y descendre à pied. Juste en contrebas du plateau, du côté nord, le marché de Sucupira et un des lieux les plus africains de la ville. Sous de grands arbres, qui me semblent être des caïlcédrats, sont installées des échoppes, ou de simples étals, quand la marchandise n’est pas à même le sol.

Pas encore descendu du taxi, je suis préempté par un chauffeur d’aluguer qui cherche à remplir son véhicule à destination de Tarrafal, via Assomada, la principale ville de l’intérieur de l’île. Etant le premier installé au fond d’un minibus de onze places, je crois que l’attente va encore être longue. J’ai tout le loisir d’observer l’animation du marché : femmes en pagnes portant sur la tête des bassines de tôle émaillée, ou de plastique coloré, pleines de fruits, hommes bardés de Rolex au kilo ou de fausses Ray-Ban, tous les personnages typiques du marché africain sont là. Sur une caisse en bois, un homme démonte un téléphone portable avec un tournevis : la haute technologie résistera-t-elle à sa débrouillardise ?

Des marchandes me proposent de petites bouteilles d’eau, ou des sachets d’arachides, à travers la fenêtre. Des chauffeurs se disputent des places de stationnement, mouvements de foule, cris, bagarre ? Un voleur s’est-il fait prendre ?

L’attente dure plus d’une heure, mais nous sommes garés à l’ombre. Petit à petit, des voyageurs s’installent, seuls ou en famille. Je suis le seul étranger à bord. Lorsque nous démarrons enfin, nous sommes quinze : douze adultes et trois enfants, plus les bagages.

Il faut un certain temps pour sortir de Praia. Comme toutes les capitales du tiers-monde, la ville n’en finit pas de s’étendre. On traverse d’abord les quartiers modernes : de longues avenues saturées, des nuées de deux-roues, des camions qui crachent une épaisse fumée noire… Les immeubles modernes déjà décrépis, les vitres poussiéreuses, les caniveaux encombrés de détritus, où stagnent des flaques d’eau noirâtre, les entrelacs de câbles électriques ou téléphoniques, les paraboles de télévision… C’est impressionnant de voir comment la « modernité » et le « développement » ont uniformisé et enlaidi les villes, partout dans le monde.

Le pire est à suivre. Nous traversons des quartiers de plus en plus pauvres, des bidonvilles, jonchés de vieux conteneurs de transport maritime, d’épaves de véhicules, de décharges sauvages, de monceaux de gravats…

La route est en réfection, on roule souvent à côté, soit sur des tronçons d’ancienne route, soit hors piste, à vitesse réduite. La radio déverse du funanà et du zouk.

Peu à peu, nous prenons de l’altitude, et je découvre les paysages des montagnes de l’intérieur de Sâotiago : aiguilles volcaniques, sommets escarpés, ravins vertigineux… C’est le pays des badius, comme on appelle les gens de l’intérieur de Sâotiago qui accrochent leurs petites maisons aux flancs de ces montagnes. Nous sommes au cœur de la saison sèche, et je ne trouve pas ici de végétation comparable au nord de Fogo. Les acacias de diverses variétés dominent, avec quelques agaves et eucalyptus, aux feuillages gris de poussière.

Nous traversons des villages en gagnant de l’altitude, les chantiers routiers sont dépassés, nous roulons vite sur les pavés, en frôlant des groupes d’écoliers en uniforme. L’un d’eux, un petit de moins de dix ans, traîne une patte folle… Je pense à mes enfants, qui ont eu la chance de naître dans le bon pays, au bon moment, tandis que lui, va peut-être traîner sa jambe toute sa vie dans ce coin perdu… A moins qu’il émigre et devienne un peintre en vogue à New York !

Assomada, à cinq cents mètres d’altitude, est loin d’être le village suisse que j’imaginais d’après sa réputation. Pourtant cette ville a inspiré des poètes et des chanteurs. Toujours des avenues en réfection, des chantiers, rien qui donne envie d’y séjourner, à moins que notre chauffeur soit délibérément passé par les quartiers les plus laids. Je crains de rater quelque chose. Il faudrait s’arrêter et faire une visite plus approfondie, pour en avoir le cœur net. Ce sera pour une autre fois, j’ai rendez-vous à Tarrafal, avec des fantômes.

La descente commence, avec quelques belles vues, sur fond d’horizon marin, qui rompent la monotonie du voyage. Nous arrivons à Châo Bom, dont j’avais entendu parler à la télévision, un soir à Mosteiros. C’est une bourgade très proche de Tarrafal, pas très belle. Les autres passagers se font déposer peu à peu, si bien qu’il n’y a presque plus personne à bord à l’arrivée à Tarrafal. Pour traverser l’île dans sa longueur, nous avons fait soixante-quinze kilomètres en deux heures.

Il y a trois villages du nom de Tarrafal au Cap-Vert. Le deuxième est sur la côte ouest de l’île de Sâo Nicolâo, le troisième, sur la côte ouest de Santo Antâo s’appelle exactement Tarrafal do Monte Trigo. Il y a deux ou trois ans, mon plus jeune frère, de passage à cet endroit sur un voilier, a failli s’y noyer.

Le bus me dépose devant un des meilleurs hôtels de la ville, et je continue à pied jusqu’à une pension plus modeste, à côté d’un club de plongée. Ici, il y a quelques touristes européens. Le temps de prendre une chambre, je descends au restaurant, l’endroit est agréable et sans prétention. Poisson, riz, patates, et légumes, c’est mon régime depuis trois semaines et j’aime ça !

Dans la grande salle à manger, nous sommes trois solitaires, chacun à sa table. Un de mes voisins, capverdien de vingt-cinq ou trente ans, s’adresse à moi en français. Il s’appelle Marc, il a grandi à Dakar, puis Abidjan. En Côte d’Ivoire, il gérait, ou travaillait dans, une entreprise de jardinage, ou paysagiste. Lors des troubles liés à la guerre civile, il a fait partie des nombreuses victimes de pillages. Originaire de Fogo, il a décidé de rentrer au Cap-Vert. Il me raconte qu’il a des cousins qui font de la pêche en apnée dans l’est ou le nord-est de Fogo, où la mer est très dure. L’un d’eux est mort noyé, il y a quelques mois.

Malgré ces difficultés passées, Marc est souriant et optimiste. Il trouve que le Cap-Vert est un pays qui lui offre beaucoup d’opportunités. Il ne veut pas retourner sur le continent, où il n’y a plus rien à faire, Sénégal et Côte d’Ivoire étant en plein déchéance. Son rêve est de créer un « club nautique » sur la baie de Praia, louer des jet-skis aux clients des hôtels de luxe. Je déteste ces engins, et je pense à ce que coûtera un jour le carburant… Je lui suggère de proposer des services d’avitaillement et de petit entretien aux voiliers de passage, mais y en a-t-il assez pour gagner sa vie ? En quittant la salle, Marc me laisse ses coordonnées à Praia.

Après son départ, c’est mon autre voisin, un européen, qui veut me parler, cette fois en portugais. C’est pourtant un grand nordique aux cheveux clairs, mais comme par un accord tacite, nous préférons laisser de côté notre anglais pour pratiquer le portugais, laborieusement. Nous échangeons des impressions et des informations sur le pays. Il a passé deux semaines à Praia avant de venir ici, et pense rester encore six semaines au Cap-Vert. Je lui conseille Fogo et Maio, mais il se dit incapable de faire des randonnées. Il n’a pas l’air beaucoup plus vieux que moi, mais il m’explique qu’il souffre d’arthrite. Il est en convalescence. Il est finlandais, et c’est pour la chaleur qu’il est venu ici. Je découvrirai bientôt qu’il a aussi des motivations un peu plus culturelles.

Après le repas, nous marchons dans la rue, et je lui fais part de mon intention de visiter l’ancien bagne portugais qui a terni la réputation de cette paisible petite ville, mais lui a valu une chanson de Bulimundo. Je ne sais pas exactement où chercher, mais il me dit que lui aussi veut y aller, et il connaît la direction : il faut reprendre la route de Châo Bom.

Sortis de Tarrafal, nous marchons au bord d’une route droite où voitures et camions nous frôlent à grande vitesse, il faut se serrer sur un bas-côté étroit. Nous continuons notre difficile conversation portugaise. Mon compagnon de voyage s’appelle Pekka Jurvelin. J’essaye de lui expliquer la situation des langues régionales et notamment de l’occitan en France, et en quoi consiste mon engagement associatif dans les écoles Calandretas . J’ai peur que mes propos ne soient pas très clairs, mais Pekka me répond qu’il comprend car il y a aussi des problèmes de langues minoritaires dans sa région, la Carélie, à l’est de la Finlande.

Nous parlons aussi de ce qui nous a conduits ici. Il me dit qu’il est écrivain, mais je n’ose pas avouer que, moi aussi, je prétends l’être. Nous découvrons que nous avons des lectures communes, comme l’angolais José « Luandino » Vieira, ou le portugais Antonio Lobo Antunes. Coïncidence extraordinaire, que nous nous trouvions, un finlandais et un français, le même jour en pèlerinage sur les lieux évoqués par ces auteurs ! La littérature sert peut-être à quelque chose…

Nous finissons par trouver, à droite, le chemin qui conduit au bagne, pas si loin de la route. J’aurais pu l’apercevoir lors de mon arrivée en aluguer…

De l’extérieur, on ne voit qu’un rempart crénelé en blocs de basalte, et deux tours qui encadrent un grand portail. Des tours aussi aux angles. Non loin de là, à l’extérieur de cette enceinte, un baraquement surélevé, en bois, qui a tout l’air d’un poste de garde.

Nous passons le grand portail, un gardien vient à notre rencontre. Il faut payer un droit d’entrée, puis il nous conduit dans une pièce voisine, dans l’épaisseur des fortifications, où trônent une télévision et un magnétoscope. Nous nous asseyons sur des chaises pliantes, mais après plusieurs tentatives, il faut se faire une raison : le magnétoscope ne marche pas. Un peu confus, notre guide nous accompagne pour la visite du camp. Il faut passer un pont qui franchit un profond fossé, juste derrière l’enceinte fortifiée. De là, on entre par un portail de fer rouillé dans la prison, qui est un vaste quadrilatère de sol rouge, cerné par le fossé et une clôture de barbelés. C’est là que s’élèvent quelques longs baraquements en dur, et de rares arbres.

Tarrafal était appelé « le camp de la mort lente », à l’époque où la dictature salazariste du Portugal y expédiait ses opposants, militants de gauche, indépendantistes des colonies africaines, objecteurs de conscience contre les guerres coloniales, de 1937 à 1974. Il a été fermé après la révolution des oeillets.

J’essaye de faire quelques croquis de détails, de la cuisine, du cachot, tandis que Pekka prend des photos. Un second gardien arrive, et à la fin de la visite, il arrive à nous mettre en marche la vidéo, et nous regardons un court documentaire historique sur le bagne.

A la tombée de la nuit, nous visitons rapidement le petit musée installé dans le baraquement surélevé que j’avais remarqué en arrivant. Malheureusement, il fait trop sombre pour bien en profiter. Il faudra revenir demain.

Le chemin du retour se fait dans le noir, par la même route, dangereuse pour les piétons. Pekka me parle de ses voyages en Afrique australe, notamment en Zambie, et me raconte que la principale cause de mortalité des européens en Afrique n’est pas la violence, ni la maladie, ni les serpents ou autres animaux, mais les accidents de la route.

Malgré cela, nous arrivons sains et saufs à Tarrafal, et nous allons boire ensemble à la terrasse d’un petit bar où nous sommes les seuls clients. Il m’explique qu’il écrit des livres sur ses voyages dans les régions sauvages de Finlande. Pour le premier, il a navigué sur la rivière Oulujoki, seul, à l’aviron. Je lui avoue à mon tour que j’écris, que j’attends le verdict des éditeurs, mais j’ai le plus grand mal à lui expliquer en portugais de quoi parle mon roman.

Je l’accompagne jusqu’au restaurant de l’hôtel où nous nous sommes rencontrés, mais je n’y reste pas, je ne vais pas manger ce soir. Je retourne faire un tour dans le centre de Tarrafal, en quête de musique, mais je vais bientôt me coucher, un peu déçu.

mardi 8 décembre 2009

Fin du séjour à Maio, et retour à Saotiago.

En arrivant à l’hôtel, je rencontre Ismaël, le pompier. Il va au marché, où des gens se réunissent pour jouer aux cartes, aux dames, à l’awélé. J’y suis déjà passé, il y a un ou deux jours. C’est un bâtiment moderne, proche de mon hôtel, avec une vaste cage d’escalier intérieure qui permet d’accéder à des boutiques dans les galeries supérieures, mais la plupart sont fermées.

Je voudrais acheter « A Semana », l’hebdomadaire qui a dû paraître hier. La patronne de l’hôtel ne sait pas où se vendent les journaux ! Elle m’explique que les gens sont abonnés, et m’envoie près de l’église. De là on me fait redescendre vers une boutique derrière l’hôtel. Chaque fois, j’ai l’impression de demander la lune. Au bout de mon périple, je n’ai pas de journal. Je verrai à Praia.

A midi, j’essaye le restaurant de l’hôtel Marilù, voisin et concurrent du Bom Sossego. Je suis le seul client. A mon retour au Bom Sossego, Ismaël mange tout seul, et la serveuse somnole dans un coin. Mais quand donc arriveront les hordes de touristes ?

La capacité d’accueil des hôtels capverdiens de Maio semble loin de la saturation. L’offre des futurs hôtels et « resorts » à construire est donc totalement inutile, et leur remplissage ne sera possible qu’en suscitant une demande artificielle par le biais des tour-operators, des agences de voyage, et d’internet ! Il en résultera une augmentation tout aussi artificielle du trafic aérien et de la dépendance au pétrole, en transportant inutilement une clientèle qui ira à Maio comme elle irait à Benidorm ou à Tenerife !

Je voulais profiter de la plage, mais le vent violent m’en a dissuadé. Il fait très chaud jusqu’en fin d’après-midi, et la nuit tombe vite. Demain sera mon dernier jour, j’espère que je pourrai profiter de la plage.

Je crois que j’ai fait le tour de Maio, dans tous les sens du terme. Pour rester plus longtemps ici, il faudrait travailler, écrire, avoir mon ordinateur, et un peu plus de vie sociale, louer une maisonnette ancienne dans le village, m’intégrer, même provisoirement. Je suis dans le même état d’esprit qu’à la fin de mon séjour à Fogo. Il faut partir, ou décider de rester. Je partirai en pensant à revenir.


Dernier jour à Maio.


Avant de prendre la cachupa du matin, j’ai demandé à la serveuse la permission de passer mon disque d’ Ildo Lobo sur la chaîne du restaurant. Mon dernier jour ici commence dans le bonheur.

Je retourne marcher sur la longue plage de Vila, où j’avais examiné de près les barques. Je vais plus loin que la première fois. Pour passer sous le wharf de béton, il faut courir en profitant de l’intervalle entre deux vagues. Je m’éloigne de la ville. Le soleil n’est pas encore très haut. Partout dans le monde, les plages sont plus belles le matin. Un pêcheur rentre, sa canne sur l’épaule. Comme l’autre jour, les petits limicoles s’enfuient devant l’écume qui monte à l’assaut de la plage, et la poursuivent quand elle redescend. Je trouve, depuis mon arrivée dans ce pays, qu’il y a assez peu d’oiseaux.

L’eau est froide, et le vent assez fort. La plage tourne bientôt vers le nord, en direction de Morro, dont j’aperçois, au loin, les villages de bungalows. Je n’irai pas aussi loin, aujourd’hui, je rebrousse chemin. Les pieux en bois brûlé, et percé, qui devaient soutenir un ancien wharf, sont encore bien plantés dans le sable et dans l’eau. Le soleil leur donne des ombres allongées et un petit air d’installation d’art contemporain.
( photo sur ecabo-verde.com )
Au passage, je relève les noms de quelques barques, c’est toujours un indice sur la culture du pays. « Vanusa », une femme ? « Vamos com Deus », Allons avec Dieu, et le plus émouvant « Sufri caladu », Souffrir en silence…

En fin de matinée, toutes les églises, catholiques ou protestantes, sont pleines.

Sur la place, devant le Bom Sossego, il n’y a pas beaucoup d’ombre vers midi. C’est le moment que choisit Ismaël pour m’emmener dans une toute petite loja qui fait coin, juste en face de l’hôtel. Une vieille dame nous y fait goûter son grogue, beaucoup trop fort pour moi. Je serai bon pour une sieste !

Quand le soleil commence à faiblir, je ressors. Je vais cette fois au sud, vers la plage de Ponta Preta . Il fait bon et la houle est moins forte. Les vagues remplissent d’eau claire des piscines naturelles, peuplées de crabes et d’oursins, qui se déversent l’une dans l’autre en cascades. Je me baigne dans une de ces piscines au fond sablonneux.

Je vais ensuite marcher longuement sur la plage, je me sens purifié et réconcilié, plein d’allant et d’optimisme. Je dépasse les petites falaises sous lesquelles j’avais fait la sieste, avant de retourner à ma piscine pour un dernier bain au soleil couchant. Il faudra que je revienne, accompagné, et vite.

Il fait presque noir quand j’arrive à Vila et je passe devant le bar « Couleur Café », tenu par un français dont m’avait parlé mademoiselle Hê. Il n’y a donc pas que des allemands, espagnols ou italiens qui investissent ici. Mais l’établissement est très modeste et situé dans la ville déjà existante. Le jeune homme vit avec une capverdienne. Il est à Maio depuis deux ans, et son bar est ouvert depuis quelques mois. Il aménage une terrasse sur le toit pour y faire un petit restaurant. Nous parlons des perspectives de développement, et du risque de voir Maio devenir comme Sal.

Il me confirme que juin est le meilleur moment pour venir ici. Il me raconte également que, la dernière fois qu’il a escaladé le Monte Penoso, il a dû ensuite marcher six ou sept heures pour revenir, et arriver de nuit.

En sortant, je remarque dans le ciel une belle demi-lune. Mes enfants m’attendent pour la prochaine pleine lune. Il me reste une semaine à consacrer à la grande île de Sâotiago.




De Maio à Praia.


J’ai voulu profiter au maximum de ma dernière matinée, en me levant le plus tôt possible, et aussitôt après mon petit-déjeuner, je suis retourné à la plage de Ponta Preta.

La marée est plus haute qu’hier soir, et il fait encore un peu trop frais pour se baigner, mais je passe un bon moment de tranquillité à observer et écouter les vagues qui remplissent les piscines, l’eau qui s’écoule avec un bruit de ruisseau de montagne.

Je retourne tout doucement à Vila, en passant par la crique de basalte que j’avais découvert le premier jour, et en longeant les falaises, près des chantiers de villas où l’on ne s’active guère.

Je paye l’hôtel, je me douche, je boucle mon sac à dos. Hier soir j’ai fait un peu de repassage, mais ce matin je dois encore abandonner une partie de mon linge. Les bouteilles de vin, le café de Fogo qui embaume mes affaires, les coquillages, les livres, les disques, tout à fait prendre du poids à mon sac. J’abandonne aussi ma gourde, qui fuit.

En sortant, je suis interpellé par Ismaël, qui me fait signe, sous un acacia de la place. Il va bientôt partir lui aussi, pour l’aéroport. Oui, au boulot ! J’aimerais bien que les pompiers soient à leur poste quand je décollerai, tout à l’heure !

Je traverse Vila par le front de mer, et je prends le chemin de l’aéroport. Un aluguer s’arrête à ma hauteur, on me fait signe de monter à l’arrière. Je suis presque arrivé, mais j’accepte. Lorsque le chauffeur dépasse sans s’arrêter la bretelle de l’aéroport, je comprends qu’il a cru que j’allais à Morro. Je dois crier et taper sur le toit de sa cabine pour l’arrêter. Je descends, et je veux le payer. J’ai droit à un grand sourire et un pouce levé : « Fish ! » Oui, c’est encore gratuit !

Dans un coin de la minuscule aérogare, une dame est en train d’installer et garnir son étal de souvenirs. Quelques poupées, quelques cartes postales, deux livres, deux bouteilles de grogue de Santo Antâo…

Je suis à nouveau très en avance. Seul le chef d’escale de la TACV est là, mais le comptoir d’enregistrement est fermé. J’aperçois aussi Ismaël, qui va et vient sur le tarmac au volant d’une Land-Rover rouge.

Plus tard arrive un minibus qui dépose le personnel de la TACV, puis de nombreux touristes que je n’avais jamais vus, des italiens, des américains, qui devaient se cacher dans un village touristique de Morro… Savaient-ils seulement où ils étaient ?

Mademoiselle Hê sera aussi du voyage. Elle me dit qu’elle est invitée à un « meeting » à Praia. J’en déduis qu’elle est du Peace Corps, car il y a quelques jours, j’ai vu au journal télévisé local une interview du responsable de cette organisation pour le Cap-Vert. Il annonçait qu’une fête aurait bientôt lieu pour célébrer les quarante-cinq ans de cette organisation. Je lui pose la question, et elle me le confirme.

Plusieurs capverdiens enregistrent comme bagages des glacières plus ou moins bien fermées par du scotch. Je me demande ce qu’elles peuvent contenir. Tout se passe dans la décontraction, mais sans pagaille, ni paranoïa. Ici, tout le monde se connaît, personne n’est suspect de terrorisme.

Sur le parking, où je sors prendre l’air, je croise Alberto, mon hôte de Morro, qui me fait des adieux pleins d’émotion, et me demande de lui écrire. Dans l’aérogare aussi, Ismaël est venu me voir, et nous avons échangé nos e-mails.

Au moment d’embarquer, tandis que je marche vers l’ATR, il m’appelle encore, et je quitte la file des passagers pour une dernière poignée de main.

Je m’assieds vers l’arrière de l’avion. Décollage raide, virage à gauche. Est-ce par ce que l’avion est plus gros et plus rapide ? Est-ce parce que le vent est favorable dans ce sens ? Le vol semble encore plus court qu’à l’aller. Peut-être dix minutes de vol horizontal avant d’amorcer la descente. Les turbulences nous secouent dans le dernier virage au large de Praia, nous passons à basse altitude sur le port, j’aperçois fugitivement l’engin ukrainien de Fogo, amarré au quai.

Je trouve un taxi devant l’aérogare mais, au moment de démarrer, le chauffeur me demande s’il peut embarquer son frère. Frère ou pas frère, j’accepte. Le frère monte à l’avant, ainsi qu’une jeune fille. En route ! L’autoradio joue du merengue et du reggaetòn. Cela m’amuse et je demande si les gens d’ici aiment beaucoup ces musiques. La passagère se retourne et me demande si c’était bien moi dans l’aluguer qui a fait le tour de Maio il y a deux jours ! Bien sûr, je la reconnais aussi, c’est l’amie du chauffeur !

Je débarque pour la troisième fois à l’hôtel Sol Atlàntico. On commence à m’y connaître, mais je dois tout de même remplir une fiche !

samedi 5 décembre 2009

Le tour complet de l’île.

Dans la même tenue que l’avant-veille, pour me protéger du soleil, je quitte Vila par l’est. Il n’est pas encore neuf heures quand je passe devant le lycée, je suis dans les mêmes temps que lundi pour la marche de vingt-cinq kilomètres.

Mais aujourd’hui, mes projets sont moins précis. Je voudrais voir la côte est, que je ne connais pas encore. Cela suppose de faire au moins une partie du trajet en voiture.

J’ai de la chance, je trouve très vite un aluguer. C’est un vieux minibus. A l’avant, le chauffeur et sa compagne. Je m’assieds derrière, et une vieille dame monte à bord avec moi. Le chauffeur m’annonce qu’après l’oasis de Figueira da Horta, il ira vers le nord. C’est parfait pour moi, car la seule route possible là-bas est celle qui longe la côte est.

Nous passons par là où j’ai fait la course avec un écolier qui ne voulait pas se laisser doubler. Cette fois, avant d’arriver à Figueira da Horta, le chauffeur prend la bifurcation que j’avais délaissée, et qui conduit au village de Barreiro. Comme cette île me plaît, et que je voudrais en connaître chaque recoin, je suis content de l’aubaine.

La route est sur une crête, très vite on revoit la mer, et un voilier qui passe au loin. On traverse un plateau pierreux et dénué d’arbre. Il y a toujours de ces petits enclos en pierre pour les chèvres, mais sans l’acacia au milieu, ils prennent de faux airs de vestiges préhistoriques.

Barreiro se compose de deux hameaux proprets, sur les deux bords d’une ribeira parfaitement à sec. Les rues principales sont pavées, et s’y alignent de petites maisons basses aux façades multicolores.

Hier, j’ai envisagé de louer un aluguer pour moi seul, le chauffeur m’aurait conduit directement où je voulais. Dans ce taxi collectif, je dois me plier à des aléas qui m’échappent, mais l’imprévu et la découverte compensent les contretemps. Le chauffeur parcourt les deux hameaux au pas, comme s’il cherchait quelque chose, ou quelqu’un. A présent, quand on me demandera si je connais Barreiro, je répondrai « oui » sans hésiter !

De retour à la route principale, on tourne à droite. Nous sommes à Figueira da Horta en quelques minutes. La vieille dame descend et remercie le chauffeur qui ne lui réclame pas d’argent. Lui, me dit qu’il veut faire un crochet par Ribeira Dom Joâo. Va pour Ribeira Dom Joâo ! Mais d’abord, il y a un crochet dans le crochet, pour passer à Ribeira seca, un hameau que je ne connaissais pas. Encore une fois, nous ratissons les petites rues au pas. Enfin réveillé, je comprends que mon jeune chauffeur est à la chasse aux clients ! A Ribeira dom Joâo, la route s’achève, et nous n’avons toujours pas de client. Demi-tour !

Juste avant d’entrer à nouveau dans Figueira da Horta, nous prenons enfin la piste du nord. Il n’y a plus de pavés, on suit le fond d’une ribeira, la piste est à peine tracée. Le chauffeur hésite, il semble parfois perplexe. Enfin, on remonte sur le plateau, et toute végétation disparaît !

Dans ce secteur, entre les collines nommées Lomba da Vigia et Monte Branco, nous traversons un paysage d’une aridité absolue ! Cailloux et poussière rouge. Au flanc des collines, des strates plus dures, dégagées par l’érosion, font des saillies rectilignes. Le vent de l’océan n’arrive pas à nous, sans doute dévié par le relief. Rien n’indique plus que nous soyons dans une île, ce pourrait aussi bien être le cœur du Sahara. Nous ne croisons qu’un seul être humain, qui marche au loin. Quelques pierres blanchies à la peinture balisent la piste.

Cela ne dure que quelques kilomètres. A l’approche du village de Pilâo Câo, l’océan se fait à nouveau sentir, et l’on aperçoit un peu de vert au loin. Le premier arbre que nous croisons, d’une espèce que je ne connais pas, semble très vieux, torturé, le tronc percé d’une large ouverture, un siècle de vent l’a obligé à pousser presque couché. Victime du vent d’est !

Une pancarte annonce une zone d’irrigation par goutte-à-goutte. On voit les panneaux solaires qui alimentent une pompe et les parcelles de maraîchage sont sillonnées de petits tuyaux de plastique noir.

Pilâo Câo n’est pas au bord de l’eau. D’ici, on devine la côte rocheuse et sans plage, exposée aux vents dominants, ce n’est pas un lieu pour la baignade. Ici, il n’y aura pas de lotissement, ni d’hôtel. Pas de chinois, pas de téléphones portables, pas d’internet. Ici, le Cap-Vert de Marc Trillard et Jean-Yves Loude, continue à exister, oublié du monde, mais peut-être les gens partiront-ils là où il y aura du travail, comme maçon, ou plongeur de restaurant. Ou à l’étranger.

Dans le village, nous retrouvons les pavés, mais toujours pas de client. Un peu plus loin, au village d’Alcatraz, personne. Les affaires ne vont pas fort.

Nous poursuivons vers le nord, toujours sur le pavé. Je n’ai jamais été si proche du Monte Penoso, dont nous longeons le flanc est, moins escarpé que les autres. Je voulais demander au chauffeur de me déposer à proximité d’une chapelle isolée, à gauche de la route, peu après Alcatraz. C’est de là que je pensais tenter l’ascension. Mais, à mesure que nous en approchons, mon enthousiasme refroidit. Comment rentrer après ?

Le chauffeur estime qu’il passe par là deux ou trois véhicules par jour. Peut-être moins, car nous sommes samedi. Je ne peux pas lui demander de m’attendre plusieurs heures à côté de la chapelle. Je ne peux pas non plus lui demander de revenir me chercher ce soir, le rendez-vous serait trop incertain…

Quant à rentrer à pied, cela signifie au moins quinze kilomètres seul à la nuit tombante. J’aurais dû prendre mon sac à dos et mon duvet, pour pouvoir dormir à Alcatraz. C’est beaucoup de complications pour un sommet qui n’a pas l’attrait du Pico de Fogo. Je deviens de moins en moins vaillant…
Je décide de rester avec mon chauffeur et son amie, toujours en quête d’un passager. Au village suivant, Pedro Vaz, la maraude continue, rue par rue, sans succès. Nous avons deux possibilités : soit rejoindre Cascabulho directement par la piste principale, soit faire un crochet encore plus au nord par les hameaux de Praia Gonçalo et Santo Antonio.

Nous tentons d’abord la seconde option, mais nous déchantons vite. Peu après Pedro Vaz, il y a un passage très raide, en virage, sur terrain sablonneux. Après plusieurs tentatives, il devient certain que le minibus ne passera pas. Il faut retourner au village et partir vers l’ouest, à travers la brousse, sur une mauvaise piste, avec de longs passages de tôle ondulée. Je revois encore des paysages dignes du Burkina Faso, la Haute-Volta de mon enfance.

La piste est régulièrement coupée par des chantiers d’empierrage, que nous devons contourner par le bas-côté. Mais aujourd’hui, personne n’y travaille. Enfin, nous arrivons à Cascabulho, où je suis passé, il y a moins de quarante-huit heures.

Le chemin du retour est le même qu’avant-hier, par Morrinho et Calheta, mais cette fois j’ai tout le loisir d’apprécier la visite de Calheta à vitesse réduite. Contrairement aux autres plages de cette région, celle-ci semble protégée, peut-être par des récifs, les vagues y brisent beaucoup moins fort, et des barques y reposent tranquillement. C’est sans doute pour cela que le village est au bord de l’eau, alors que Morro et Morrinho sont plus en retrait.

Nous arrivons à Vila, la boucle est bouclée. Il n’y a plus guère de village dans cette île où je ne sois passé au moins une fois. Ces endroits perdus où il ne se passe rien m’attirent plus que les grandes métropoles. Je mourrai sans doute sans avoir vu Londres, ni Tokyo, ni New-York, ni les traders, les golden-boys, les top-models, les stars, les people, et les peintres ou chorégraphes en vogue, et ça ne me manquera pas. Mais je me souviendrai de Barreiro, Ribeira Dom Joâo, Pilâo Câo…

Le pauvre chauffeur n’a eu que moi comme client dans toute la matinée. Au moment de payer, il ne me donne pas de prix. A moi de voir. Je suis un peu embarrassé. Entre ses dents, son amie, qui me tourne le dos, lui enjoint de me demander « mil escudos ». C’est à peu près ce que j’envisageais, et c’est presque tout ce que j’ai en poche. Je lui tends les billets et nous nous séparons bons amis.